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À onze heures trente, le matin du 15 décembre, la majorité des banques américaines, y compris les caisses d’épargne, mais aussi les Bourses de Chicago, de Boston, du Pacifique et du Midwest étaient officiellement fermées.
À midi, un homme âgé se frayait un chemin vers le cœur de l’action, dans la salle de réunion du World Trade Center où se tenait la cellule de crise.
De nombreux jeunes courtiers et banquiers n’identifièrent pas Anton Birnbaum. Ceux qui le reconnurent lui jetèrent des coups d’œil circonspects.
Birnbaum ressemblait davantage à un prêteur sur gages new-yorkais d’antan qu’à un génie de la finance mondialement reconnu, dont la réputation était restée sans tache tout au long de sa carrière.
Le président Kearney était arrivé par hélicoptère de Washington moins d’une demi-heure auparavant. Il accueillit chaleureusement le financier, auquel il s’adressa avec déférence :
— Je suis sincèrement ravi de vous revoir, Anton. Surtout dans ces circonstances.
Le Président et Birnbaum s’éclipsèrent dans un petit bureau particulier, à la porte duquel se posta un agent des services secrets.
— Monsieur le président, si je peux me permettre de prendre la parole en premier, j’ai eu une idée qu’il vous plaira peut-être de considérer… Je viens d’avoir un entretien téléphonique avec deux messieurs dont vous n’avez probablement jamais entendu parler. Ces deux conversations méritent que je vous les rapporte. L’un de ces deux hommes, un certain Clyde Miller, est de Milwaukee. L’autre réside dans le Tennessee, à Nash ville – il s’appelle Louis Lavine. (Anton s’exprimait d’une manière lente et mesurée qui donnait l’impression que chacun de ses mots était d’une importance capitale.) M. Miller est le P.-D. G. d’une très grosse société de brasserie. M. Lavine est l’administrateur des finances de l’État du Tennessee… Je viens de convaincre M. Miller d’acheter cinq cent mille actions du capital de General Motors et de continuer à acheter tant que le cours n’est pas revenu à soixante-sept. Il est prêt à investir jusqu’à deux cents millions de dollars. Quant à M. Lavine, du Tennessee, je lui ai demandé d’acheter des actions NCR, dont le cours est actuellement à dix-neuf et de persévérer jusqu’à ce qu’il remonte à trente. Il accepte de s’engager pour cette acquisition à hauteur de soixante-quinze millions de dollars… J’espère seulement que le courage de ces deux messieurs transformera bel et bien le cours de ce désastre, reprit-il. Je prie pour que cela rétablisse un certain optimisme, absolument indispensable. J’ai la conviction que ce sera le cas, monsieur le président… Une fois que les spécialistes du marché auront flairé une demande pour ces deux indicateurs, les choses se mettront à bouger. Les arbitragistes-risque, qui sont capables de repérer une tendance à la hausse dans un déluge et qui disposent de milliards au comptant, commenceront à tâter le terrain. J’ai avisé un petit nombre de mes associés, qui gèrent des fonds communs de placement et des fonds de pension à travers tout le pays, qu’un retournement spectaculaire de la situation de crise était imminent. Je leur ai suggéré d’ouvrir l’œil et de surveiller les bonnes affaires pour pouvoir surfer sur une spirale bénéficiaire très rapide et favorable. Une spirale s’approchant du niveau à l’ouverture du marché ce matin…
La nouvelle du plan de reprise de Birnbaum se propagea instantanément dans la salle de conférence du World Trade Center, déchaînant aussitôt des débats animés sur le bien-fondé de cette stratégie pour le moins audacieuse.
— Clyde Miller est en train de mettre sa propre société en faillite ! s’esclaffa l’un des détracteurs.
Une altercation entre deux banquiers d’un certain âge tourna au combat de boxe à l’ancienne. Un cercle de banquiers et d’analystes financiers se forma autour des deux pugilistes haletants, quelques paris furent même lancés. Lorsque la bagarre s’acheva, les deux banquiers, épuisés, se soutenaient mutuellement, comme si chacun d’eux cherchait à consolider la dignité de l’autre.
Tandis que le matin d’hiver cédait la place à un après-midi gris acier, il apparut cependant clairement que le plan de Birnbaum arrivait trop tard.
Les plus grosses pertes jamais observées sur le marché international en une seule journée avaient déjà été dépassées.
Le 24 octobre 1929, les pertes s’étaient élevées à quatorze milliards de dollars.
Ce 15 décembre, les pertes enregistrées pour la seule journée sur la planète excédaient les deux cents milliards.